Quand la machine s’éveille… : Repenser la place du veilleur à l’ère de l’IA

Le 14 septembre 2023, le couperet tombe, Onclusive, un des leaders de la veille médiatique en France, annonce la suppression de 217 de ses 383 postes. La raison ? Remplacer la majeure partie de ses effectifs par des systèmes d’intelligence artificielle. Si derrière cette annonce se dissimulent les manœuvres stratégiques d’un groupe international non intrinsèquement liées à un bouleversement radical de la profession, cela doit éveiller (littéralement) la réflexion.

L’IA, catalyseur du déclin du veilleur ?

Cet événement a suscité l’émoi car pour la première fois une entreprise revendique le choix de substituer des tâches traditionnellement dévolues à l’homme par des solutions d’IA. Ceci incarne une tendance croissante dans le secteur du digital et plus spécifiquement dans le secteur de la veille : la confiance grandissante dans les algorithmes pour effectuer des tâches auparavant humaines. En mars dernier déjà, les spéculations allaient bon train autour de l’avènement de ChatGPT et des prévisions alarmantes évoquaient la disparition de certaines professions d’ici la fin de la décennie.

Parmi les titres de presse interprétant cette annonce comme la marque de la disparition d’une profession, les clients de l’entreprise ont également émis des réserves. A l’instar du SIG (Service d’informations du gouvernement) qui s’est notamment interrogé sur “les garanties qu’elle entend fournir pour maintenir le niveau de compétences, d’expertises et de qualité des livrables” comme le rapporte Mediapart.

Nuages de mots-clés associé à l’annonce d’Onclusive du remplacement de la moitié des effectifs par l’IA

La transformation rapide du paysage informationnel digital pose un défi croissant pour la veille traditionnelle. En effet, le volume d’informations à traiter a augmenté de façon exponentielle – on parle ainsi d’ “infobésité” -, rendant la vérification des sources d’autant plus complexe. À cela s’ajoute la nature non conventionnelle des données notamment sur les réseaux sociaux, souvent sous forme de conversations informelles, rendant leur analyse encore plus ardue.

Le recours à l’IA, capable d’automatiser et de traiter d’énormes volumes de données à une vitesse inégalée, prend tout son sens dans ce contexte. Elle repose sur deux piliers techniques fondamentaux : le machine learning (ML) et le deep learning (DL). Ainsi, l’IA apprend, et elle le fait à un rythme qu’aucun humain ne peut égaler… ou peut-être devons-nous reconsidérer l’IA comme le petit nouveau, un peu trop zélé et non exempt de défauts.

Les limites des dispositifs sociotechniques et de l’IA

Les éditeurs de solutions logicielles de veille rivalisent d’imagination pour parfaire leurs dispositifs sociotechniques de récolte et traitement de l’information et ont largement intégré des technologies liées à l’IA. Pour n’en citer que quelques-uns : reconnaissance d’images, de voix, opinion mining, analyses prédictives… Ainsi, les outils d’analyse prédictive fusionnent l’IA et des données historiques afin de prédire les tendances et ainsi anticiper les mouvements du marché. Le traitement automatisé du langage permet l’analyse des sentiments associés aux conversations afin d’en décoder les subtilités.

Infographies représentant l’analyse prédictive et des sentiments sur Talkwalker

Les évolutions liées à l’IA et l’automatisation ne sont pas exemptes de critiques. L’opinion mining est par exemple régulièrement critiquée pour sa simplification des discours complexes (Lui, Buisson, 2015) et sa difficulté à garantir la représentativité des données collectées en raison de l’incertitude sur les identités exactes des utilisateurs. De même, les prédictions de l’IA sont à prendre avec des pincettes, elle est loin d’être un système de modélisation prédictive infaillible, mais un outil qui peut essentiellement répéter le langage.

Le veilleur n’a pas dit son dernier mot

Ces limites redéfinissent le rôle du veilleur dans le processus de veille. Bien que l’IA puisse gérer bon nombre de tâches répétitives et continue d’évoluer, l’humain demeure indispensable au cœur de cette mécanique. En effet, c’est lui qui initie ce processus, le pilote et mène la réflexion stratégique sous-jacente. Le veilleur, fort de son expérience, est maître des validations finales et effectue les ajustements nécessaires grâce à sa capacité critique. Cette capacité intuitive dont il est parfois difficile de dessiner les contours, est essentielle Comme l’a si bien dit Albert Einstein : “La connaissance s’acquiert par l’expérience, tout le reste n’est que de l’information.”

L’information et donc la veille par extension en elles-même n’ont de valeur que lorsqu’elles sont mises en action. C’est dans cette optique que Davison (2001) affirme : « Information only has value in a decision problem if it results in a change in some action to be taken by a decision maker ». En effet, la veille ne se limite pas à l’analyse et à la collecte de l’information, elle implique des échanges avec les destinataires de celle-ci. Si l’IA peut véritablement assister le veilleur au quotidien, il en tirera les conclusions permettant de guider et rassurer le décideur dans ses choix.

Imaginez un instant recevoir une alerte de la part de votre dispositif vous indiquant que le nombre de mentions de marques explose. Vous êtes alors confronté à une masse informe d’informations, composées de chiffres, de graphiques et données en tous genres. À ce stade, il revient au veilleur de recomposer les événements et le fil de l’histoire afin de lui donner forme, cohérence et intelligibilité. La production de sens passe aussi par une médiation que seul l’humain est (encore) capable de produire.

Adopter une posture réflexive

Dépasser les prévisions alarmistes de l’impact de l’IA sur les métiers de la veille et le postulat de la nécessité de prendre le train de l’innovation, nous amène à interroger la pratique. Chaque avancée, synonyme d’incertitude, n’est pas seulement une source d’angoisse, mais la porte ouverte à toutes les opportunités. C’est bien la combinaison de l’innovation technique et de la musicalité de l’esprit humain qui donne toute sa valeur au travail de veille. Il s’agit donc de questionner sa pratique et l’enrichir en intégrant les possibilités offertes par l’IA dans l’optique continuelle d’une production opérationnelle et actionnable pour les décideurs. Fluidifier les processus grâce à l’IA, replacer l’analyse au cœur du travail de veille et souligner l’apport humain devrait nous permettre d’envisager l’avenir du veilleur sous un jour plus optimiste.

Par Bertille Chalut