Réputation en ligne : une affaire de démographie ?

Avec plus d’un million de mentions chacune, Paris et Crépol se partagent cette semaine le titre de capitale française des conversations digitales. Plus qu’on ne l’imagine, celles-ci reflètent les fluctuations des villes et de leurs populations qui croissent ou décroissent au grès des circonstances historiques, économiques, sociologiques… Ainsi, Paris n’aura jamais été aussi peuplée qu’en 1921, quand la banlieue n’avait pas commencé à s’étirer infiniment, le Grand Paris n’existant pas même à l’état embryonnaire. Le phénomène de l’exode rural avait auparavant vu les villages se vider ; plus tard, celui des agglomérations moyennes – dont les commerces désertent les centres-villes – procède du même effet et le rayonnement qui avait pu les entourer jadis s’éteint généralement avec. Jusqu’au jour où… Un événement inattendu les ramène en pleine lumière, inondant la toile de leur nom soudain ressuscité… souvent par la voie des faits divers.


La France sous nos yeux… et derrière nos écrans

Il suffit donc qu’un crime abominable soit commis dans une commune rurale pour que celle-ci revête un éclat qu’elle n’a jamais connu, entraînant avec elle son agglomération et, même, son département. Cette surmédiatisation des affaires et des lieux dont elles collent à la peau n’est pas nouvelle ; avec l’explosion des médias en ligne et des réseaux sociaux ces dix dernières années, nous assistons simplement à son déferlement métastatique, comme si la créature avait échappé à ses créateurs (les journalistes et leaders d’opinion) pour gangréner l’espace publique et faire loi.

Dernier témoin de cette mutation : la commune de Crépol dans la Drôme. Avec près de 2 millions de mentions dans la sphère digitale et 8 millions d’engagements en à peine dix jours, elle se placerait loin devant Marseille ou encore Lyon au classement des villes de France si le nombre d’interactions reflétait le nombre d’habitants…

Evolution des mentions de Crépol dans la sphère digitale depuis un mois

Des municipalités telles que Saint-Jean-de-Luz, Cagnac-Les-Mines, le Haut-Vernet, Dunkerque sont des exemples récents, parmi tant d’autres, de l’explosion démographique – sur les réseaux sociaux du moins, où les conversations se font désormais le prolongement des débats médiatiques – qui peut frapper un endroit jusqu’alors inconnu du grand public ou pour des raisons toutes autres.

Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, co-auteurs du livre-enquête sur les métamorphoses des territoires français, La France sous nos yeux (Fayard, 2021) en sont déjà arrivés aux mêmes conclusions. Dans un article publié sur le site Slate pour compléter la parution de leur ouvrage, ils cartographient la France et toutes ses communes selon le degré de popularité, calculé selon le taux de fréquentation de leurs pages Wikipédia respectives.

Carte établie par Jérôme Fourquet et Jean-Laurent Cassely, pour Slate, le 10 octobre 2021

Dans leur étude, les villes « centres d’activités économiques et culturelles, qui, pour cette raison même, nourrissent un courant d’intérêt auprès du public » partagent la lumière avec les zones touristiques qui, si elles ne font pas le plein toute l’année, « constituent l’autre composante majeure de la France désirable ».

Les archives sont éternelles

En ligne, les règles sont donc les mêmes qu’ailleurs, le volume des publications liées à une ville ne suivant pas une évolution linéaire. Dans le monde virtuel, plus que nulle part, la notoriété d’une ville ou d’un village est décorrélée de sa taille et chaque semaine ou presque – pour ne parler que de la France – plusieurs communes intermédiaires détrônent Paris en matière de visibilité numérique.

Mots-clés et hashtags les plus utilisés en lien avec la France du 23 au 29 novembre 2023. Strasbourg, Grenoble ou encore Avignon sortent du lot d’un côté tandis que Crépol et Romans-sur-Isère occupent presque tout l’espace de l’autre.

Aux quatre coins du globe c’est la même histoire. Des agglomérations qui, dans la réalité, n’ont pas encore pris le dessus sur d’autres les distancient en ligne où elles témoignent d’une meilleure attractivité, d’une dynamique qui préfigurent le jour et les courbes se croiseront réellement.

C’est ainsi que Dubaï, terre promise des influenceurs, coiffe au poteau des villes comme Moscou, Bombay ou encore Sydney en nombre de publications sur l’année écoulée.

En outre, au fil des controverses ou des tendances, les données continuent de s’accumuler parfois par millions sur le compte d’une localité ou d’une agglomération, conférant, à l’arrivée, l’allure d’une mégapole numérique à une bourgade dépeuplée. Or dans cent ans, qui pourra témoigner du flot ininterrompu de #Crépol sur les plateformes, comme si, l’espace d’un instant, le monde entier n’avait plus tourné qu’autour d’un village français de quelque 500 âmes. Si elle ne reste pas dans les mémoires collectives, les algorithmes, eux, raconteront son histoire et son empreinte digitale massive. Ils ne s’effaceront pas et resteront les témoins uniques d’une époque où chaque jour voit naître une nouvelle capitale.

Par Adrien Peltier