L’Europe, Donald Trump et la défense : vertige de la faiblesse

L’historien et sociologue américain Christopher Lasch écrivait en 1991 dans “The True and Only Heaven”, à propos de son étonnement face à l’apparent et d’après lui illégitime sentiment de supériorité du libéralisme social et culturel: “This inquiry began with a deceptively simple question. How does it happen that serious people continue to believe in progress, in the face of massive evidence that might have been expected to refute the idea of progress once and for all?” (« Cette enquête a commencé par une interrogation faussement simple. Comment se fait-il que des gens sérieux continuent à croire au progrès, face à des preuves nombreuses dont on aurait pu s’attendre à ce qu’elles discréditent une fois pour toutes cette idée de progrès ? »)

Son constat date du début des années 1990, au pic de solidité de l’alliance atlantique et en une période de triomphe géopolitique pour un Occident alors largement unifié. L’analyse de Lasch semble toutefois aujourd’hui perdre progressivement de sa pertinence jusque dans le champ de la géopolitique, du moins en Europe, face à l’accumulation des chocs subis par le continent. Le dernier exemple en est la perspective de la mort de l’alliance militaire entre les deux rives de l’Atlantique, évoquée avec légèreté et presque enthousiasme par Donald Trump. Cet instant révélateur, pendant lequel le candidat républicain a assumé d’encourager la Russie à s’attaquer aux États européens n’assurant pas d’après lui leur devoir de financement de leur propre défense, est particulièrement mal vécu dans le contexte de la guerre en Ukraine, qui avait pu paraître redonner temporairement du souffle à l’OTAN.

Beaucoup au sein de l’Union Européenne et chez les alliés historiques des Etats-Unis ont vu dans cette déclaration de l’ancien président américain une nouvelle preuve que le progrès et la calme confiance en la préservation physique de leurs nations n’étaient plus une certitude. L’annonce de la mort de l’opposant russe Alexeï Navalny quelques jours plus tard, qui confirmait pour beaucoup l’absence de la moindre volonté de modération au sein du pouvoir russe, a également rendu ce choc plus aigu encore pour beaucoup d’Européens.

La prise de parole de Donald Trump doit être bien sûr replacée dans son contexte de campagne électorale, devant la foule largement ultra-conservatrice et isolationniste d’un état du Sud très massivement républicain. Mais si elle n’a pas nécessairement étonné, elle a permis à ce sujet (“NATO TRUMP”) d’atteindre des sommets de visibilité sur toutes les plateformes, à des niveaux inédits depuis plusieurs années. De tels records seront probablement dépassés tout au long de la campagne électorale puis les prochaines années si, comme le suggèrent les sondages, Donald Trump devait retrouver le bureau ovale en janvier 2025. Ils rappellent surtout de manière limpide que les sujets géostratégiques, rendus incontournables par le déclenchement de la guerre en Ukraine, prennent une place croissante et parfois prépondérante dans les débats politiques en ligne.

Retombées digitales du sujet “NATO Trump” depuis un an, avec un pic massif identifiable immédiatement après les déclarations de Donald Trump en Caroline du Sud le 10 février.

Plus de 98 millions de comptes ont ainsi été exposés au sujet sur la seule semaine qui a suivi la prise de parole de Donald Trump. La tonalité des messages liés à ce thème est en outre à 95% “négative” (c’est-à-dire marquée par des expressions d’angoisse, de colère, d’inquiétude et de rejet), une ampleur presque jamais atteinte sur les différents réseaux sociaux. Non seulement un possible futur Président des Etats-Unis remet en cause les principes de l’article 5 de l’OTAN (garantissant la protection d’un état membre en cas d’attaque), mais il semble le miner encore davantage en allant de la menace d’une absence de soutien à un clair encouragement à l’offensive par l’adversaire géopolitique historique, en faisant un outil de négociation avec les états européens présentés comme des “free riders” immatures qu’il conviendrait de punir.

La réaction officielle est notamment venue de Stéphane Séjourné, ministre français des affaires étrangères et de l’Europe, mais aussi de manière intéressante de Radek Sikorski, son homologue polonais, issu du courant pro-européen d’un pays dont les dépenses militaires ont massivement augmenté dans les dernières années, sous la pression historique et contemporaine de la menace russe.

Rejoignant largement à cette occasion la traditionnelle position française d’une “autonomie stratégique européenne”, Sikorski, par ailleurs cité pour rejoindre Bruxelles dans un poste lié à l’organisation d’une politique de défense pour l’Union européenne, rappelle que la garantie du parapluie nucléaire américain, considérée comme naturelle en Europe centrale et orientale, n’est plus un acquis. Les réactions troublées des dirigeants allemands confirment ce sentiment profond de trouble d’une partie de l’Europe encore peu habituée à se penser en termes militaires et géostratégiques et qui avait espéré que la défaite de Donald Trump en 2020 mettrait un terme définitif à la difficile parenthèse de sa présidence. Le mouvement de construction d’une sécurité européenne au moins en partie autonome, porté historiquement par la France, pourrait lui y trouver un nouvel élan; tout comme la relance possible du Triangle de Weimar liant France, Allemagne et Pologne dans une ceinture militaire centrale pour le continent.

Tout, de l’ampleur de la réaction digitale au dépit perceptible dans les ripostes publiques, en passant par la volonté de rassurer par une nouvelle offensive de grandes déclarations stratégiques européennes, semble procéder du même constat : la perte de l’assurance-vie américaine de la sécurité européenne met le continent face à un véritable vertige de faiblesse, qui se concrétisera violemment si Donald Trump ou les porteurs d’une politique étrangère semblable à la sienne devaient retrouver le pouvoir à Washington.

Cette angoisse européenne s’incarne aussi parfaitement dans les associations de notions repérées en ligne ces derniers jours. Les occurrences du terme “Europe alone” (Europe seule) ou “Russia attack” ont ainsi explosé depuis la prise de parole de Trump, en parallèle avec ce sujet, pour atteindre des niveaux inédits.

Retombées digitales des sujets “NATO Trump” (rose), “attack Russia” (bleu) et “Europe alone” (violet) depuis un an, confirmant un pic massif et clairement conjoint pour les trois sujets ces derniers jours.

Cette situation est un ferment évident d’inquiétude sociale plus globale et croise des préoccupations économiques sur le pouvoir d’achat ayant un poids encore plus fort pour la majorité de l’opinion. Ce “vertige de la faiblesse” militaire, qui rejoint un sentiment massif de dépossession et de déclin économiques, s’illustre donc clairement sur les réseaux sociaux et les comptes des dirigeants européens, où il n’est sans doute qu’un des modes d’expression de l’inquiétude profonde qui traverse les capitales du continent (tout comme à Londres ou Ottawa probablement).

Ce sentiment latent de fragilité a déjà des conséquences mesurables en ligne dans l’opinion et déstabilise encore un peu les piliers de base de nos sociétés (sécurité physique, frontières stabilisées, paix, et espoir, déjà presque effondré, en un avenir meilleur pour ses enfants). Il nous poussera peut-être aussi à l’action et à des choix de politique publique rendus plus cohérents avec les réalités géopolitiques, comme en témoignent les relèvements massifs des budgets de la défense de certains états et les réflexions sur une “deuxième assurance vie” nucléaire pour l’Europe autour de l’arme française.

Par Guillaume Alevêque