Le Pretty Privilege : la beauté comme nouvelle devise sociale

Il y a quelques années, les sociologues[1] alertaient déjà sur l’impact de l’apparence physique dans notre société : salaires plus élevés, promotions plus rapides, relations sociales facilitées… Les études démontrent que les personnes considérées comme « belles » selon les standards dominants bénéficient d’avantages significatifs tout au long de leur vie. Ce phénomène, baptisé « pretty privilege », n’est pas nouveau. Mais son expression contemporaine prend une tournure inquiétante à l’ère des réseaux sociaux et de l’économie de l’attention.

De l’informel à l’institutionnalisé

Dans les restaurants chics, les bars tendances ou les boutiques de luxe, certains privilèges étaient jadis accordés discrètement aux « beaux ». Une table mieux placée, un verre offert, un service plus attentionné… Ce « pretty privilege » relevait alors de l’informel, parfois même de l’inconscient. Les recherches en psychologie sociale[2] ont démontré que nous accordons naturellement plus d’attention et de bienveillance aux personnes que nous trouvons physiquement attirantes – un biais cognitif profondément ancré.

Aujourd’hui, cette discrimination basée sur l’apparence s’institutionnalise de façon décomplexée. Les réseaux sociaux ont transformé la beauté en une ressource quantifiable : nombre de followers, taux d’engagement, potentiel d’influence… Cette métrification de l’apparence ouvre la voie à de nouveaux modèles économiques qui monétisent directement le « capital beauté ».

La beauté monétisée : l’exemple Beautypass

L’application Beautypass incarne parfaitement cette nouvelle tendance. Son concept est simple mais révélateur : proposer aux mannequins – professionnelles ou freelance – un accès gratuit à tout un univers de prestations luxueuses. Spas, hôtels, restaurants étoilés, salons de beauté… La seule condition ? Correspondre aux standards de l’industrie et promouvoir les établissements sur les réseaux sociaux.

Le processus de sélection est sans équivoque : les candidates doivent soumettre leurs mensurations, photos et liens vers leurs réseaux sociaux. Un jury évalue alors leur « potentiel marketing » selon des critères esthétiques stricts. Avec 30 000 mannequins déjà référencées, le succès de l’application témoigne d’une demande croissante pour ce type de service.

D’autres plateformes comme « The Secret Society », une application dubaïote comptant 100 000 membres et affichant une croissance mensuelle moyenne de 25% du nombre d’inscrits, suivent le même modèle, tout en prétendant être « ouvertes à tous ». Présente à Bali, Londres, Singapour et Madrid, cette application perpétue une démocratisation de façade : les modérateurs filtrent toujours les candidats selon leur apparence, perpétuant ainsi une forme de ségrégation esthétique.

Un marketing d’influence aux frontières de l’éthique

Cette instrumentalisation de la beauté soulève de nombreuses questions éthiques. Les entreprises exploitent l’image de ces femmes pour générer de la confiance et du désir auprès de leur clientèle. Un mécanisme marketing bien rodé : associer sa marque à des physiques « désirables » pour créer une image prestigieuse.

Plus troublant encore : jusqu’à récemment, Beautypass ne proposait aucune rémunération pour ces partenariats. Le corps des mannequins, leur outil de travail, ne valait donc qu’un café gratuit dans un établissement tendance. Une forme d’exploitation qui pose question dans une période où le travail des influenceurs se professionnalise et où la législation encadre de plus en plus les partenariats rémunérés. En France, depuis la loi Influenceurs de 2023, tout partenariat commercial doit être clairement identifié et rémunéré, tandis que l’Union européenne prépare une directive harmonisant ces pratiques à l’échelle continentale, avec un focus particulier sur la transparence des collaborations commerciales.

La persistance des standards de beauté traditionnels

À l’heure où le mouvement « body positive » gagne du terrain et où les marques affichent une volonté d’inclusivité, un monde parallèle cultive plus que jamais les standards de beauté traditionnels. L’engouement récent pour l’Ozempic, détourné de son usage médical à des fins d’amincissement, illustre cette obsession persistante pour la minceur.

Une observation des profils mis en avant sur Beautypass soulève des questions sur la représentativité : on constate une certaine homogénéité dans les critères physiques valorisés, avec une prédominance de silhouettes élancées et de caractéristiques esthétiques conventionnelles. Cette tendance, qui s’inscrit dans la continuité des standards historiques de l’industrie du mannequinat, interroge sur la capacité de ces nouvelles plateformes numériques à favoriser une représentation plus diverse de la beauté. Alors que la société évolue vers plus d’inclusion, ces applications semblent pour l’instant reproduire des codes esthétiques traditionnels, plutôt que de saisir l’opportunité d’élargir le spectre des profils mis en lumière.

Des conséquences sociétales préoccupantes

Si l’impact à long terme de ces applications sur l’estime de soi collective reste à étudier, certaines dérives sont déjà visibles. L’exemple de la vidéo TikTok de France Info présentant Beautypass en juillet dernier est édifiant : avec 170 900 vues, elle a déclenché une vague de cyberharcèlement envers la mannequin Romane Stafiniak. Les commentaires haineux remettant en cause sa légitimité (« si elle est mannequin je suis miss univers », « la poissonnière du Auchan peut être mannequin aussi ») démontrent les dangers d’une société qui institutionnalise des critères de beauté subjectifs.

Ces réactions violentes révèlent aussi un paradoxe : alors que ces applications prétendent démocratiser le « luxury lifestyle », elles créent en réalité de nouvelles hiérarchies et tensions sociales. La beauté devient un critère explicite de discrimination, générant frustrations et ressentiments.

Une société à la dérive ?

Dans une société que Guy Debord qualifiait déjà de « société du spectacle« , ces nouvelles formes de « pretty privilege » interrogent notre trajectoire collective. Au-delà des avantages superficiels qu’elles procurent, ces plateformes cristallisent des questionnements fondamentaux sur nos valeurs sociétales. Le concept de « capital beauté » s’affirme désormais comme une forme de pouvoir social à part entière, venant s’ajouter aux capitaux traditionnels théorisés par Bourdieu.

Les recherches en psychologie sociale mettent en lumière les implications profondes de cette évolution : multiplication des troubles dysmorphiques, normalisation insidieuse des biais esthétiques dans l’accès aux opportunités, amplification des inégalités sociales préexistantes. Ce phénomène représente une nouvelle manifestation du « privilège de la beauté », historiquement ancré et socialement construit, qui se trouve aujourd’hui amplifié et quantifié par les algorithmes et la mise en scène numérique de soi.

L’enjeu dépasse largement le cadre des avantages commerciaux : il questionne notre conception même de la reconnaissance sociale et de la valeur individuelle. À l’heure où le numérique reconfigure nos interactions sociales, cette évolution nous place face à un choix de société crucial : quelle place voulons-nous donner à l’apparence physique dans la détermination des opportunités et privilèges sociaux ?

La réponse à cette question engagera notre futur collectif bien au-delà des murs des restaurants branchés et des stories Instagram.

[1] https://hbr.org/2019/10/attractive-people-get-unfair-advantages-at-work-ai-can-help

[2] https://link.springer.com/article/10.1007/s12147-015-9142-5

 

Référence des chiffres cités